L'éducation à la défense - Grand entretien

Publié le 14 octobre 2024

Entretien réalisé avec Stéphane Colin, délégué pour l’éducation à la Défense et Vincent Bervas, adjoint au délégué pour l’éducation à la Défense au ministère de l’Éducation nationale.

Entretien réalisé en septembre 2024.

Icône entretien questions Qu'est-ce que l'éducation à la défense et quels en sont les objectifs pédagogiques ?

La situation sécuritaire internationale s’est fortement dégradée ces dernières années avec le retour de conflits de haute intensité ou d’actions sous le seuil de la conflictualité ouverte. Elle suscite le questionnement des élèves et des étudiants et nécessite d’apporter des éléments de compréhension des enjeux géopolitiques, des missions, de l’organisation de la défense et de la sécurité nationale pour les enseignants et formateurs, au bénéfice des élèves.

C’est à cela qu’essaie de répondre l’éducation à la défense. Éducation à la citoyenneté, elle permet aux élèves d’acquérir la conscience partagée d’une destinée commune, ferment de la cohésion nationale. La connaissance des enjeux du monde contemporain et des menaces qui pèsent sur notre démocratie, leur conscientisation développent l’esprit de défense et la résilience de la nation.
L’enseignement de la défense est, depuis la loi n° 97-1019 du 28 octobre 1997, une obligation légale pour l’éducation nationale afin, entre autres objectifs, de renforcer le lien Armées-Nation dans un contexte de suspension du service national. Il est introduit dans le code de l’éducation, à l’article L312-12 . L’éducation à la défense est un outil d’émancipation de l’élève, de lutte contre les assignations sociales, territoriales et de genres. Éducation transversale, elle peut mobiliser l’ensemble des disciplines et contribue aux parcours éducatifs, notamment via :

  • le parcours citoyen par la transmission des valeurs de la République, la lutte contre les discriminations et la promotion de l’engagement ;
  • le parcours avenir, par la présentation de la diversité des métiers des forces de défense et de sécurité, et la lutte contre les représentations stéréotypées des métiers.

Aux ministère de l'Éducation nationale (MEN) et ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR), cette éducation est pilotée par le délégué pour l’éducation à la défense, chargé d’appliquer le protocole interministériel du 20 mai 2016. Il anime à cet effet deux réseaux :

  • dans l’enseignement supérieur, celui des référents enseignement de défense et de sécurité (REDS) des établissements d’enseignement supérieur et recherche (ESR) ;
  • et, co-piloté avec les armées et l’Union-IHEDN, celui des trinômes académiques qui réunissent au niveau académique, sous l'autorité du recteur, l'autorité militaire territoriale, un représentant du recteur et l'association régionale des auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).

Icône entretien questions Comment l'enseignement de la défense est-il intégré dans les programmes scolaires et quels sont les défis et les opportunités que présente cette intégration ?

Les notions de défense et de sécurité nationales appartiennent aux connaissances indispensables à enseigner et à faire comprendre aux élèves. Intrinsèquement transversale, l’éducation à la défense peut s’intégrer dans les enseignements et faire l'objet d'actions éducatives (cf. infra question liée aux approches pédagogiques innovantes).

Les programmes des cycles 2 et 3 apportent des repères qui permettent à l'élève de poser les premiers jalons d’une culture civique commune et susciter un sentiment d’appartenance à la Nation française et à la République par l’appropriation de ses symboles.

En cycle quatre et au lycée, l'enseignement de défense est inscrit dans les programmes d’enseignement moral et civique (EMC) et de nombreux points des programmes d’histoire et géographie et histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP) en relèvent. Au-delà, des "entrées défense" sont possibles dans l’ensemble des champs disciplinaires. Un important travail a été réalisé en partenariat avec le ministère des Armées et des Anciens combattants sur les programmes des disciplines citées supra, qui pourrait à terme être étendu à l’ensemble des disciplines. Des liens avec les autres éducations transverses sont possibles, comme l’éducation aux médias et à l’information (EMI), l’éducation artistique et culturelle (EAC) et l’éducation au développement durable (EDD). Les pistes pédagogiques et ressources développées par le MEN ou en partenariat sont disponibles sur Éduscol, tout comme les ressources de nos partenaires. Parmi celles-ci, Educ@def, la plateforme d’enseignement de défense du ministère des Armées et des Anciens combattants, qui a mis en ligne, à l’automne 2023, 32 dossiers thématiques de ressources.

Icône entretien questions Comment l'enseignement de la défense est-il intégré dans l’enseignement supérieur et quels sont les défis et les opportunités que présente cette intégration ?

Les relations entre les établissements d'ESR et les acteurs de la défense et de la sécurité se sont considérablement accélérées depuis 2016, notamment dans la recherche stratégique en sciences humaines et sociales avec la multiplication des formations "défense et sécurité" à l'aune des attentats ayant endeuillé la France (Masters, diplômes universitaires, formations doctorales, etc.). De même, les études autour de la sécurité des systèmes d’information connaissent un véritable essor. Leur cartographie précise et son suivi mobilisent les acteurs institutionnels.

Le premier axe d’effort porte sur les actions ponctuelles de sensibilisation et des unités d’enseignement (UE) très généralistes qui conviennent parfaitement aux étudiants en licence. Le deuxième axe concerne les étudiants en Master : tous les champs disciplinaires pouvant être vus sous un prisme défense et sécurité. Il s'agit par exemple d'un module cyberdéfense dans une formation en sciences du numérique, d’intelligence économique en école de commerce, d'un module sur la prise en charge du blessé par balle ou du syndrome post-traumatique dans les études en santé, etc.
C’est le rôle des REDS, présents dans plus de 160 établissements d’ESR. Ils peuvent également organiser des conférences, forum ou séminaires et informer le personnel et les étudiants sur les dispositifs de découverte ou de sensibilisation à la défense.

Icône entretien questions Pourriez-vous présenter des approches pédagogiques innovantes qui ont été efficaces dans l'enseignement de l'éducation à la défense ?

L'éducation à la défense est propice au déploiement d'une pédagogie innovante, par projet. Notons l’utilisation de plus en plus fréquente de jeux sérieux développés par nos partenaires.

Les principaux dispositifs animés ou coanimés par l'éducation nationale sont ceux des classes de défense et de sécurité globales (CDSG), des cadets et, dans le cadre du service national universitaire (SNU), les classes engagées à coloration "défense et mémoire". Les CDSG sont des classes construites à l’initiative d’une équipe pédagogique d’un établissement, autour d’un projet interdisciplinaire d’éducation à la défense s’ancrant dans les programmes scolaires qui bénéficient d’un partenariat avec une unité relevant des forces de défense et de sécurité. Elles étaient environ 850 classes pour 21 000 élèves en 2024. L’ambition est de diversifier le dispositif en créant des CDSG thématiques (santé, cyber, etc.). Le dispositif des "classes enjeux maritimes" s’en inspire.
Les Cadets de la défense concernent quant à eux 36 centres cadets (1 100 jeunes) et consistent en un partenariat entre une unité militaire "centre" et les établissements scolaires du bassin, pour proposer des activités éducatives, citoyennes et sportives qui se déroulent hors temps scolaire, encadrées par des militaires et du personnel de l’éducation nationale. D’autres cadets existent, avec la gendarmerie ou la sécurité civile.
Concernant le dispositif "Classes et Lycées engagés" (CLE) lancé pour la rentrée 2023, 291 des 1 032 classes avaient choisi la coloration Défense et mémoire.

D’autres dispositifs ou actions éducatives existent, souvent proposées par nos principaux partenaires. On peut citer les "rallyes citoyens" proposés par les trinômes académiques ou le challenge de cybersécurité "Passe ton hack d’abord" en partenariat avec le commandement de la cyberdéfense (COMCYBER) expérimenté en 2023 et généralisé en 2024, rassemblant 5 326 inscrits soit le plus important "Capturez le drapeau" (CTF "capture the flag") d’Europe. L’éducation nationale soutient également les appels à projets d’enseignement de défense de la direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) du ministère des Armées et des Anciens combattants, ainsi que les différents concours mémoriels. Par ailleurs, nos partenaires proposent également des dispositifs "en propre" s’adressant à l’ensemble de la jeunesse.

Icône entretien questions Comment les établissements publics locaux d'enseignement (EPLE) et les établissements universitaires collaborent-ils avec les administrations de la défense pour enrichir l'enseignement de la défense, et quelles formes prennent ces collaborations ?

Dans l’enseignement secondaire, le trinôme académique est l’instance de pilotage dans les territoires. Les textes prévoient que puissent s’y associer les services déconcentrés des acteurs régaliens, ainsi que l’enseignement agricole. Ils sont soutenus dans leurs actions par les centres du service national et de la jeunesse (CSNJ). Une feuille de route annuelle diffusée aux recteurs fixe les axes d’efforts prioritaires. La DMCA apporte un soutien financier et/ou pédagogique aux actions des porteurs de projets d’éducation à la défense, tout comme la direction du service national et de la jeunesse (DSNJ) pour certains dispositifs. Connexes à l’éducation à la défense, la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO) travaille à un meilleur déploiement au sein des établissements scolaires des heures découvertes des métiers, ainsi qu’à la réalisation des stages de troisième et de seconde et des périodes de formation en milieu professionnel (PFMP) au sein du ministère des Armées et des Anciens combattants.

Dans l’enseignement supérieur, le REDS est, avec le fonctionnaire de sécurité de défense (FSD) pour la partie opérationnelle, un des principaux interlocuteurs des forces de défense et de sécurité de son bassin. Celles-ci peuvent intervenir dans les UE et formations proposées. Le REDS relaie également vers les étudiants l’offre de dispositifs de découverte, de sensibilisation, ou d’insertion professionnelle et recrutement du ministère des Armées et des Anciens combattants1, de l’Intérieur ou des services du premier ministre (ex : les "sessions jeunes" de l’IHEDN).

Les événements comme les Journées nationales des réservistes (JNR) ou la journée "tous résilients face aux risques" le 13 octobre sont également l’occasion d’organiser des actions au sein des établissements scolaires ou d’ESR.

Icône entretien questions Comment les élèves et les étudiants perçoivent-ils l'enseignement de la défense et quel est l'impact de cette perception sur leur participation et leur intérêt pour les carrières liées à la défense ?

Soulignons que l’éducation à la défense n’a pas pour vocation à servir de pré-recrutement, mais est une éducation à la citoyenneté. L'objectif est de former des citoyens libres et éclairés, conscients des enjeux du monde contemporain, en particulier géopolitiques. Elle développe l’esprit de défense et le devoir de défense qui incombe à tout citoyen.
Concernant l’intérêt des élèves et étudiants pour l’éducation à la défense, le succès grandissant des dispositifs déjà évoqués, les séminaires et actions de formation au profit des personnels de l’éducation nationale ou des REDS, réunissant toujours plus de monde, l’augmentation des sollicitations des organismes de conseil et de contrôle (Parlement, Cour des Comptes, inspections générales) et les témoignages directs que nous recueillons donnent à penser que l’éducation à la défense suscite un réel intérêt auprès de jeunes comme du monde enseignant et universitaire.

L’objectivation de ces éléments est cependant une gageure, mais un faisceau de documents montre que c’est une éducation transverse plutôt plébiscitée comme en témoignent certaines publications récentes :

Peuvent également être évoqués différentes études relatives aux CDSG : rapport de l'inspection générale de l'éducation nationale (IGEN) 2017 et sondage DSNJ-DGESCO 2021 – non publics –, étude de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) 2022.

Enfin, dans l’enseignement supérieur nous constatons au sein des établissements d’ESR de plus en plus de créations d’associations étudiantes portant sur des thématiques "défense et sécurité" dont certaines se sont constituées en fédération (ex : ATLAS).

Graphique sur les pourcentages de participations à des projets pédagogiques en lien avec la mémoire ou les enjeux de défense

Source : exploitation des résultats de la consultation citoyenne faite dans le cadre du rapport de l'Assemblée nationale citée ci-dessus.

Icône entretien questions Comment les établissements scolaires et universitaires doivent-ils s'adapter pour répondre aux besoins futurs de l’éducation à la défense dans un contexte en constante évolution ?

Enjeux dans l’enseignement scolaire

La priorité est la formation initiale et continue des personnels. Pour la première fois, le schéma directeur de la formation continue 2022-2025 du ministère de l'Éducation nationale (MEN) voit apparaître l’éducation à la défense au sein de l’axe I "Incarner, faire vivre et transmettre les valeurs de la République et les principes généraux de l’éducation". En 2023 a eu lieu le premier programme national de formation (PNF) "Éduquer à la défense et au travail de mémoire". Deux PNF ont été conduits en 23-24 (dont un en lien avec l’EMI), et deux sont prévus en 24-25 (dont un sur les enjeux maritimes en lien avec l’EDD). Enfin, depuis 2022, est organisé annuellement un séminaire à destination des formateurs des Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPÉ) en partenariat avec le Réseau des INSPÉ et les armées.

Enjeux dans l’enseignement supérieur

L’essor des formations spécialisées en défense et sécurité ou des associations étudiantes/"jeunes" doit être accompagné. Les conférences représentatives des établissements d’ESR et des associations étudiantes "généralistes" (Bureau national des élèves-ingénieurs - BNEI, Bureau national des étudiants en école de management - BNEM) se saisissent également du sujet. Ces acteurs jouent un rôle considérable dans la sensibilisation "de pair à pair". La densification du réseau des REDS et l’ouverture vers d’autres secteurs que celui des sciences humaines et sociales constituent les axes d’efforts actuels. Sont visés les sciences techniques (et notamment écoles d’ingénieurs et Institut universitaire de technologie - IUT), mais aussi les écoles de commerce, les INSPÉ et les écoles du service public. Enfin, le recensement des formations universitaires traitant de ces thématiques est en cours avec nos partenaires.

Enjeux transverses

Les réservistes, citoyens comme opérationnels, personnels d’éducation, sont d’importants leviers de l’éducation à la défense. Le secrétariat général de la garde nationale (SGGN) a signé des conventions spécifiques de soutien à la politique de la réserve opérationnelle avec la moitié des académies. Le MEN et le MESR encouragent la tenue d’événements à l’occasion des "journées nationales des réservistes".
Enfin, un travail est en cours visant à améliorer l’orientation des personnels d’éducation et universitaires vers des cycles de formations externes de type IHEDN.

 

Cet entretien est extrait du dossier Intelligence économique.

Notes

1. Préparations militaires, stages et apprentissages, "programme grandes écoles", service civique, Prépas Talents, volontariats aspirants, réserve opérationnelle, etc.