Pouvez-vous présenter le CLEMI ?
Le CLEMI est né en 1983 d’une volonté de structurer l’éducation aux médias et à l’information (ÉMI) au sein de notre système éducatif.
Ses missions portent sur la formation des enseignants des 1er et 2nd degrés, la production et la diffusion de ressources de référence en ÉMI, l’organisation d’actions éducatives dont la Semaine de la presse et des médias dans l’École.
Lancée en 1990, ce dispositif a permis de promouvoir, notamment par des actions de formation, l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement.
À l’échelle des territoires, le CLEMI s’appuie sur son réseau de coordonnateurs académiques placé sous l’autorité des recteurs. Une circulaire du 24 janvier 2022 a renforcé les moyens aux coordonnateurs académiques du CLEMI et instauré un réseau de référents et de cellules académiques ÉMI. Après l’attentat perpétré contre Samuel Paty, ce texte a marqué une nouvelle étape vers la généralisation de l’ÉMI.
Par ailleurs, un conseil d’orientation et de perfectionnement (COP) fixe les orientations stratégiques du CLEMI, composé de soixante membres, représentant les pouvoirs publics, les autorités administratives indépendantes, les organisations syndicales, les fédérations de parents d’élèves, les mouvements d’éducation populaire, ainsi que les acteurs du secteur de la presse et des médias. C’est au sein du COP que nous avons produit le document d’orientations stratégiques "40+1" pour la période 2024-2030. Cinq priorités en ressortent, du renforcement des partenariats et des formations du CLEMI à l’intensification de ses activités en direction de tous les publics, notamment les familles, dans une perspective de coéducation, mais aussi vers le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche au travers de la démarche "CLEMI’Sup" que nous venons de lancer.
Comment l'approche de l'éducation à la littératie informationnelle dans les écoles a-t-elle évolué ces quatre dernières décennies ? Quelles sont les tendances ou évolutions que le CLEMI observe dans le comportement des jeunes vis-à-vis des médias et de l'information, et comment cela influence-t-il les programmes du CLEMI ? Quels sont les principaux défis rencontrés dans la mise en œuvre de l'éducation aux médias à travers les différents niveaux éducatifs, de la maternelle au lycée ?
S’il est né à l’ère des autoroutes de l’information et de l’avènement des médias audiovisuels, le CLEMI a toujours adapté ses offres de formations et de ressources à cette révolution des technologies numériques qui a radicalement transformé les pratiques informationnelles de toutes les générations. Cette capacité d’adaptation réside dans l’approche et les principes du CLEMI hérités des courants de pensée pédagogique de la fin du 19e et de la première moitié du 20e siècle, marqués par des figures comme Janusz Korczak et sa République des enfants ou encore Célestin Freinet et ses travaux sur l’expression libre des enfants et la pratique des journaux scolaires.
Par la pédagogie active, il s’agit de travailler à partir des pratiques informationnelles des jeunes telles qu’elles existent et désormais se déclinent dans des usages quotidiens des plateformes et des réseaux sociaux numériques. Beaucoup de préjugés circulent sur les comportements des nouvelles générations vis-à-vis des médias et de l’information. Les recherches scientifiques nuancent pourtant le propos, en soulignant par exemple, la place qu’occupe toujours la télévision dans l’accès des jeunes à l’information, leur perception du rôle des algorithmes qui n’est pas forcément négative ou encore leur demande d’être mieux accompagné pour apprendre à se repérer dans un monde d’infobésité.
Dans un contexte géopolitique dégradé et devant l’essor des intelligences artificielles (IA) génératives, le pouvoir d’accéder à des sources fiables revêt une importance évidente car il conditionne le droit pour tout citoyen d’accéder à une information libre et indépendante. L’esprit critique constitue donc une compétence-clé qu’il nous faut renforcer à tous les niveaux de formation si nous ne voulons pas voir une part de nos concitoyens abandonner leurs prérogatives démocratiques, ce qu’illustre, par exemple, le syndrome de "fatigue informationnelle" dont souffrirait plus d’un Français sur deux.
L’éducation nationale a intégré ces problématiques. Les différentes refontes des programmes au cours de la dernière décennie en attestent, notamment ceux de l’enseignement moral et civique (EMC) qu’il faut s’attacher à lire ! La rénovation des programmes d’EMC s’articule autour du renforcement de la transmission des valeurs de la République et de l’ÉMI, avec une attention portée au numérique. Les programmes du lycée rénovés en 2019 ne sont pas en reste avec des enseignements de spécialité qui intègrent ces enjeux.
Malgré ces évolutions, beaucoup reste à faire pour surmonter des obstacles qui touchent à la formation des enseignants, mais aussi pour mieux ancrer l’ÉMI dans une logique de parcours citoyen de l’élève qui soit davantage formalisé.
Croyez-vous que l’éducation aux médias soit une discipline à part entière et doit être enseignée comme telle ?
Cette idée est régulièrement portée par des partenaires de l’éducation nationale, issus du monde de la presse et des médias, mais aussi des associations et des mouvements d’éducation populaire. Face à l’essor des infox et des théories du complot et à la position dominante des plateformes et des réseaux sociaux, une part d’entre eux propose que l’ÉMI soit élevée au rang de "grande cause nationale" et appelle à en faire une discipline à part entière. Certains demandent des moyens pour déployer des activités dans les champs scolaires, péri et extrascolaires. Cette revendication rejoint celle des enseignants sur le manque d’horaires dédiés, en particulier pour l’EMC, et sur le rôle et la place dévolues aux professeurs documentalistes. Dans le rapport du groupe d’experts que j’ai animé en 2021, nous rappelions que l’ÉMI est un enseignement transversal qui doit irriguer l’ensemble des champs disciplinaires et qui trouve pleinement sa traduction dans des séquences en interdisciplinarité qui privilégient une pédagogie active inscrite dans une dynamique de projet. C’est dans cet équilibre que nous devons poursuivre les efforts de renforcement de l’ÉMI.
Quel rôle le CLEMI joue-t-il dans la lutte contre la désinformation et le renforcement de l'esprit critique chez les élèves et les éducateurs ? Quelles sont ses actions ? De quelle manière le CLEMI travaille-t-il avec les éducateurs pour adapter leur enseignement aux défis posés par les médias sociaux et la désinformation ?
Toutes les actions d’ÉMI, du décryptage des images à la pratique d’un média scolaire en passant par l’analyse d’émissions ou d’articles, contribuent à forger les réflexes qui prémunissent contre les manipulations, les fake news (infox), les théories complotistes. Il s’agit de prévention sur des aspects et qui peuvent aller jusqu’à des processus de radicalisation. C’est un sujet complexe qui demande de croiser des expertises et des disciplines plurielles.
C’est cette exigence qui nous a fait rejoindre en 2021 le consortium De Facto qui s’inscrit dans le réseau européen EDMO (Observatoire européen des médias numériques) et qui bénéficie du soutien de la Commission européenne. En facilitant la vérification, l’analyse et l’ÉMI, ce programme vise à promouvoir la qualité de l’information, la diversité dans le débat public et le développement de l’esprit critique. Il permet de comprendre la dimension internationale des mécanismes de désinformation et la nécessité de partager les outils et les solutions pour défendre une information de qualité. De Facto nous permet d’enrichir et d’organiser des formations de formateurs spécifiques sur le thème de la lutte contre la désinformation. Par ailleurs, nous proposons des ressources spécifiques qui rencontrent un réel écho au sein des établissements scolaires, mais aussi des bibliothèques et médiathèques, comme l’exposition "Histoires de fausses nouvelles" coproduite avec la Bibliothèque nationale de France (BNF) ou encore l’exposition "Fake news : art, fiction, mensonge" que les enseignants utilisent pour aborder ce thème par le biais de l’éducation artistique et culturelle.
D’autres ressources sont mises à disposition des enseignants, comme le vadémécum ÉMI mis en ligne sur Éduscol en janvier 2022 ou encore le dossier pédagogique de la 34e Semaine de la presse et des médias dans l’École avec une partie intitulée "affronter la désinformation". Il existe un grand nombre de ressources sur des plateformes comme Lumni ou sur les sites des médias.
Quelles sont les ressources pédagogiques proposées par le CLEMI et comment assistent-elles les enseignants dans l'intégration de la littératie médiatique dans leurs programmes ? Pouvez-vous partager des exemples de succès dans l'utilisation de ces outils pédagogiques ?
Toutes les ressources sont à la disposition des enseignants sur notre site avec une indexation par niveau et par thème. Notre offre s’adresse aussi bien aux nouveaux entrants dans le métier, avec la brochure des "Essentiels" qui permet de découvrir les fondamentaux de l’ÉMI, qu’aux enseignants plus aguerris et qui souhaitent perfectionner leurs pratiques. Le dossier pédagogique de la Semaine de la presse et des médias dans l’École leur permet d’aborder les thèmes les plus en résonance avec les enjeux sociétaux du moment comme l’impact de l’IA sur l’information, celui de nos usages numériques sur l’écologie ou encore celui de la guerre informationnelle sur l’équilibre de nos démocraties.
Certaines ressources ont été conçues pour des enseignants ne disposant pas forcément d’une formation solide mais qui souhaitent intégrer l’ÉMI dans leurs pratiques. Le Studio du CLEMI a notamment produit "Classe investigation", un jeu éducatif qui fait travailler les élèves sur la vérification des sources. Depuis 2020, le CLEMI a formé 9 000 enseignants à l’utilisation de cette ressource dite "clé en main", en cela qu’elle leur permet d’engager avec leurs élèves des séquences pédagogiques en ÉMI adaptées aux attendus des programmes et aux contraintes de gestion d’un groupe de classe. Une version "junior" à destination des CE2-CM1-CM2 démontre le bienfondé d’une telle ressource auprès des plus petits.
Quels sont les partenariats avec les médias professionnels et les institutions du CLEMI, et comment ces collaborations enrichissent-elles l'éducation aux médias ?
Le CLEMI assure la liaison entre les acteurs de l’enseignement et des médias en respectant la règle du pluralisme et de l’indépendance. Nous travaillons avec tous les acteurs de la presse et des médias, publics ou privés. L’ensemble des instances représentatives de ce secteur sont représentées au COP du CLEMI, y compris le syndicat national des journalistes (SNJ) qui l’a intégré en mars 2022.
Il n’y a pas de culture médiatique innée de la part des enseignants. Il est donc essentiel qu’ils puissent bénéficier de cette expertise des professionnels de l’information et des médias que ce soit pour préparer leurs activités pédagogiques ou pour se former. Nous avons beaucoup progressé en ce sens. Par exemple, nous avons engagé à la rentrée 2022 un partenariat avec France télévisions autour du dispositif "Tour de France de l’ÉMI et de la citoyenneté" qui permet de former des enseignants de tous les territoires dans le cadre des plans académiques de formation. Les journalistes de la rédaction nationale, ceux des rédactions locales, les équipes du CLEMI et des formateurs académiques interviennent dans des ateliers pour des groupes de 15 à 20 enseignants sur des thématiques parfois complexes, comme la lutte contre la désinformation ou encore le pouvoir des images à l’ère des IA.
Nous allons renforcer cette dynamique en l’ouvrant à d’autres groupes audiovisuels mais aussi à des expertises externes du monde de la recherche, ou encore à des organismes spécialisés dans la lutte contre les ingérences informationnelles étrangères, comme Viginum.
La Swedish Psychological Defence Agency est une agence gouvernementale suédoise placée sous la tutelle du ministère de la Défense dont l'objectif est de "renforcer la résilience de la population et, par là même, la résilience démocratique du pays". Elle a un département "Opérations" qui a vocation à "identifier, analyser et contrer les activités d'information et influence étrangères malveillantes et autres formes de désinformation dirigées contre la Suède ou ses intérêts". Nous avons en France Viginum, que vous venez d’évoquer, dont la vocation se rapproche du métier de ce département. Elle a également un département "Développement des capacités" qui cherche à "développer et renforcer la capacité sociétale globale en termes de défense psychologique, figurent la formation des citoyens, les exercices et le développement des connaissances, par exemple en lançant et en finançant des recherches liées à la défense psychologique". La lutte contre la désinformation est une grosse partie du métier de cet autre département.
Comment voyez-vous le rôle du CLEMI à l’aune du métier de ce département ?
Le concept de "résilience informationnelle" est fondamental pour des démocraties qui souhaitent sanctuariser la liberté d’expression sans laquelle aucune liberté n’est possible. Non seulement les entreprises de désinformation polluent nos espaces informationnels, mais elles menacent ce fondement de nos démocraties. Dans ce contexte l’ÉMI constitue un rempart qui contribue à la résilience du corps social, en commençant dès les premiers âges de l’école pour s’étendre tout au long de la vie. C’est une voie que nous devons poursuivre car nous voyons bien que malgré ses ambitions, le règlement européen sur les services numériques (DSA - Digital Services Act) ne nous permet toujours pas d’enrayer la spirale de la désinformation et des discours de haine en ligne. En développant leur sens critique, leur pouvoir de distinguer le vrai du faux, mais aussi à comprendre et à vivre mieux ce monde numérique dans sa part la plus éreintante, l’ÉMI contribue clairement à cette résilience qui ne connaît pas d’alternative dans les sociétés non démocratiques, sinon la répression et la négation des droits humains les plus fondamentaux.
En regardant vers l'avenir, quelles tendances ou défis émergents dans les médias et l'information croyez-vous qui façonneront l'accent du CLEMI dans les années à venir ?
Le monde des médias se transforme à grande vitesse sous la pression des géants du numérique. Une nouvelle économie se met en place qui tend à préserver ce pilier de nos démocraties que sont la presse et les médias. Le CLEMI est aux premières loges de ce mouvement. Il doit lui aussi se réformer. Les pouvoirs publics l’accompagneront dans ce sens, suivant tous les rapports produits depuis dix ans qui, tous, demandent le renforcement de ses moyens, notamment des rapports parlementaires. Tout le monde a pris conscience que l’ÉMI était au centre des enjeux souverains du pays et correspondait bien à l’idée que Condorcet se faisait de l’École en écrivant : "C’est par la découverte des vérités de tous ordres que les nations civilisées ont échappé à la barbarie et à tous les maux qui suivent l’ignorance et les préjugés." Le CLEMI aura demain la capacité de coproduire davantage de formations et de ressources, grâce à sa capacité de faire travailler ensemble des volontés de tous horizons, les médias bien sûr, mais, plus encore, d’autres acteurs qui façonnent désormais nos manières de nous informer par le numérique et ses développements. Sa dimension "réseau d’enseignants" est également ce qui assure au CLEMI une légitimité et une crédibilité qui semble malheureusement échapper à beaucoup d’institutions défiées par le public, sans que cela ne soit toujours justifié.
Cet entretien est extrait du dossier Intelligence économique.