La grille d'analyse mise au point et décrite succinctement ci-dessous a précisément été élaborée dans cette perspective : passer de la connaissance à l'action. Les grilles d'analyse les plus fréquentes dans les groupes travaillant par études de cas s'appuient sur des références psychologiques (les caractères, parfois les composantes pathologiques des protagonistes), sociologiques (les déterminants familiaux, sociaux et culturels des acteurs) ou psychosociologiques (le leadership, la question du pouvoir, l'institution). Leur usage permet souvent d'éclairer une situation, mais elles ne sont pas directement adaptées à la prise de décision de personnels de direction qui ne sont ni thérapeutes ni travailleurs sociaux, et ne peuvent donc agir sur les composantes psychologiques et sociologiques d'une situation. A l'inverse, notre grille est fondée sur les normes d'action internes des situations professionnelles en milieu scolaire : le droit, système normatif interne de l'institution ; la morale et l'éthique, systèmes normatifs intériorisés des acteurs.
Le droit
Le droit est un système de normes impératives, apparu sans doute dès l'émergence des premières cités-États à Sumer et ayant pour but l'organisation et la protection de la société. Il s'est développé et a trouvé sa forme la plus achevée dans les États modernes et démocratiques avec l'égalité des droits. Sa source est publique, sa formalisation écrite, sa structuration cohérente et hiérarchisée, un système judiciaire est chargé de le faire respecter.
En France, le droit est organisé en blocs fonctionnels codifiés (codes pénal, civil, du travail, de l'éducation, de la route… il en existe plus de 50) et en niveaux hiérarchisés (constitutionnel, international, législatif, réglementaire). Plusieurs instances participent à l'élaboration du droit. Le pouvoir législatif, exercé par le Parlement, vote les lois et ratifie les traités internationaux ; le pouvoir réglementaire, aux mains du Gouvernement, prend les décrets et les arrêtés signés par le Premier ministre et les ministres ; le pouvoir judiciaire est également une source du droit par l'effet des jurisprudences ; les collectivités territoriales (arrêtés municipaux…) et les établissements publics (règlements intérieurs,etc.) concourent également à l'élaboration de normes juridiques.
Dans les écoles et les établissements scolaires tout le droit s'applique, le droit "extérieur" (pénal, civil…), le droit "institutionnel" (public, de l'éducation) comme le droit "interne" (le règlement intérieur). Les relations entre les personnes y sont d'abord régies par leurs statuts, ensembles de droits et d'obligations. Contrairement à celui de citoyen, égalitaire, ces statuts (chef d'établissement, professeur, élève, etc.) sont inégalitaires : les droits et les obligations des uns ne sont pas ceux des autres. L'ensemble des obligations relatives à une profession est appelé déontologie et parfois codifié (médecins, architectes, infirmiers, policiers, etc.), ce qui n'est pas le cas pour nos métiers.
En pratique, l'étude de cas commence donc par le questionnement suivant :
Quels sont les éléments de la situation concernés par le droit ?
Quels sont les textes et que disent-ils ?
La morale
Comme le droit, la morale constitue un système de normes impératives. Dans notre société sécularisée, où la morale religieuse ne guide plus comme hier les comportements individuels et collectifs, on désigne par morale les conduites obligées que se fixe une personne, indépendamment des circonstances ; la morale est affaire de "jamais" et de "toujours". Elle reste encore fortement colorée par l'héritage religieux mais est surtout devenue une question de conscience personnelle. La cohésion sociale tenait hier du partage de normes morales transcendantes (religion vient de religare, relier en latin), aujourd'hui la question est de savoir comment vivre ensemble dans une pluralité de conceptions morales. C'est très précisément le défi de la laïcité qui est de fonder le lien social sans passer par le lien religieux. L'histoire a apporté deux réponses pratiques à cette sécularisation de la vie morale : le développement du droit (voir ci-dessus) et l'émergence de l'éthique (voir ci-dessous).
La laïcité à la française s'appuie sur ces deux dimensions : des lois laïques et une éthique du dépassement des différences et de la construction d'un monde commun.
Doit-on pour autant renoncer dans nos sociétés à toute idée d'une morale partagée ? L'idée d'universalité, portée jusque là par deux grandes religions monothéistes, le christianisme et l'islam, a-t-elle vécu ? L'article premier de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits", fournit, avec l'idée nouvelle d'égale dignité, une réponse à cette question. Précédant l'égalité des droits, l'égale dignité apparaît ainsi comme le principe moral fondateur des droits de l'homme (Gérard Fellous, Les droits de l'homme, La Documentation française). La Conférence mondiale sur les droits de l'homme de 1993 a d'ailleurs reconnu que "tous les droits de l'homme découlent de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine".
De manière plus concrète, la question est pour nous de savoir si, dans une école ou un établissement scolaire, on peut vivre ensemble sans morale commune ; et s'il en faut une, laquelle ? Reconnaissons qu'il est possible de vivre dans un même pays ou dans la même école sans morale commune, c'est la logique partagée du communautarisme et du néolibéralisme : le droit suffit à assurer la coexistence pacifique entre des individus et des groupes que tout sépare par ailleurs. Parce qu'elle heurte notre humanisme, nous ne pouvons nous contenter d'une logique de morales irréductibles et d'identités indépassables. C'est pourquoi nous estimons nécessaire de proposer - dans la lignée du philosophe Marcel Conche - une morale commune fondée sur le respect de l'égale dignité de tous. Certes, c'est là une morale minimale, mais, en termes d'action, le recours à cette morale laïque et à valeur universelle présente l'avantage de pouvoir condamner toutes les atteintes à la dignité (violences, insultes, racisme, humiliations, etc.) qu'elles tombent ou non sous le coup du droit, de situer la relation entre adultes et élèves à la fois dans un cadre inégalitaire (les statuts) et égalitaire (la dignité), enfin de rendre possible une éducation morale laïque des élèves.
Cette proposition d'une morale commune fondée sur l'égale dignité n'épuise évidemment pas la question de la morale, ou plutôt des morales, dans la vie sociale comme dans la vie scolaire : chacun est évidemment libre de suivre une morale plus vaste ou plus exigeante, pour autant qu'elle ne contrevienne pas au droit.
Le questionnement suivant vise donc l'analyse du respect de la morale commune : L'égale dignité de tous a-t-elle été respectée ?
La compréhension fine d'une situation complexe nécessite aussi de repérer, autant que faire se peut, les morales d'acteurs présentes dans la situation, ces interdits et ces obligations que chacun se donne et que certains tendent à considérer comme universels ou allant de soi, et veulent imposer à tous quelles que soient les circonstances : "Il faut toujours… On ne doit jamais… ". L'autorité des adultes, la tolérance de toutes les opinions, la liberté des mœurs, le respect de dogmes religieux, l'hétérogénéité des classes – par exemple, la liste n'est pas close ! - sont-ils des principes qui devraient s'imposer à tous, hors de tout contexte et de tout débat ? Il n'est pas illégitime de le penser, mais, à la tête d'une école ou d'un établissement, croire pouvoir en faire une morale pour la communauté éducative expose forcément celui qui s'y risque à des déconvenues et à des conflits avec ceux qui professent des convictions différentes, et qui en ont bien le droit. En revanche, d'autres comportements prennent sens si l'on conçoit qu'ils résultent d'un arbitrage entre principes (les valeurs) effectué à la lumière de circonstances particulières. On parlera alors plutôt d'éthiques d'acteurs.
En pratique, l'étude de cas se poursuit donc par le questionnement suivant :
Les comportements ou stratégies de certains protagonistes peuvent-ils s'expliquer par leurs impératifs moraux ?
Ou bien par une hiérarchisation de leurs valeurs à la lumière des circonstances ?
la prise de décision
Si la morale recouvre le champ des normes et des prescriptions impératives, des obligations et des interdits, le terme d'éthique désigne souvent la recherche pratique de la vie bonne, de la meilleure façon d'agir dans un contexte ouvert, où des choix sont possibles. Au-delà de la compréhension du comportement de certains acteurs, le champ de l'éthique recouvre la recherche des meilleures (ou des moins mauvaises) décisions à prendre étant données les circonstances. C'est ce sens et cette fonction qui nous intéressent ici. A l'inverse des commandements de la morale et du droit, les normes éthiques ne présentent aucun caractère impératif, ce sont des choix, des préférences ou des recommandations, et non des obligations. Le vaste domaine de l'éthique est celui où la décision n'est pas déterminée (ou pas totalement déterminée) par les impératifs moraux et juridiques, où elle est ouverte à la réflexion, à la délibération et donc à l'hésitation et au doute.
Dans les situations professionnelles complexes qui nous intéressent ici, le respect du droit (écarter ce qui serait illégal) et de la morale commune (repousser ce qui serait indigne) ferment très rarement la porte à une pluralité de décisions et d'actions possibles. Mais comment choisir entre elles ? Voilà le champ de l'éthique. La délibération éthique est structurée par deux pôles : celui, universel, des valeurs et celui, contingent, des circonstances. Autrement dit la recherche de la bonne façon d'agir dépend à la fois de principes invariables, au nom desquels on agit de manière générale (les valeurs de la société, de l'institution, les siennes propres) et d'un contexte toujours particulier (telle décision dans une classe ne sera pas forcément bonne dans telle autre). Erick Prairat distingue trois types de dilemmes éthiques (Érick Prairat, La morale du professeur, PUF, 2013).
Le dilemme de l'incertitude nous place dans des circonstances où il existe des raisons aussi valables de choisir une solution plutôt qu'une autre. Il en est ainsi pour le chef d'établissement qui doit choisir de rester dans son établissement pour accueillir un ministre ou de se rendre à l'ESENESR pour une formation qu'il anime. Le dilemme des actions préjudiciables suppose une situation au sein de laquelle chacune des options possibles causera du tort ou un préjudice. Choisir, c'est alors opter pour le moindre mal. C'est le cas, dans beaucoup de circonstances, du choix d'une exclusion définitive par un conseil de discipline. Enfin le dilemme des valeurs divergentes renvoie à des évènements dans lesquels la décision éthique peut s'appuyer sur des valeurs différentes, justifiant elles-mêmes des décisions et des orientations différentes. Il en est ainsi du choix, par un gouvernement ou un parlement, d'arbitrer entre la sécurité et la liberté en instaurant (ou pas) l'état d'urgence.
En pratique, l'étude d'un cas se poursuit par une délibération éthique guidée par le questionnement suivant :
Sur quelles valeurs s'appuyer pour décider ?
Quelles tensions entre ces valeurs, entre certaines et le droit, et quels dilemmes éthiques assumer ?
À l'inverse de la morale ancienne, toujours univoque, ces valeurs, ces références politiques et morales qui éclairent nos idéaux et guident nos jugements, nos décisions et nos actions, sont plurielles et irréductibles entre elles. La liberté, l'égalité, la solidarité, la sécurité, la propriété, la laïcité, la tolérance, l'honnêteté, la loyauté, la recherche de la paix, la compassion… tous ces principes au nom desquels nous agissons quotidiennement ne se déduisent pas les uns des autres ; ils se retrouvent même souvent en tension entre eux. Pour décider et agir, il faut donc choisir, hiérarchiser ce système de valeurs dans chaque situation concrète. Ce n'est pas la seule difficulté. La recherche de la bonne ou de la meilleure décision possible ne peut se dispenser de compléments d'objet : agir au mieux ?, oui mais pour qui et pour quoi ? Telle méthode pédagogique, telle organisation de l'hétérogénéité des élèves, de l'emploi du temps, des modules ou des options va privilégier une catégorie d'élèves, le souhait d'un groupe de familles, les contraintes ou les conceptions d'un professeur ; forcément au détriment d'autres catégories, d'autres intérêts ou aspirations, d'autres contraintes ou conceptions.
En pratique, l'étude d'un cas se termine par la dimension éthique de la prise de décision, guidée par le questionnement suivant :
Du point de vue d'un personnel de direction, comment agir au mieux... pour x, y et z, pour l'établissement ?
Avec l'éthique, le choix est toujours difficile, rarement consensuel, souvent controversé. Le respect de la morale menait au paradis… avec l'éthique, nous voici en enfer ! Le décideur est souvent face à des dilemmes et en proie au doute : est-ce vraiment là la meilleure décision possible ?