Terry Zimmer,
Praticien en information et communication
Terry Zimmer a été chargé de veille et prospective d’un centre de recherche sur le futur du monde du travail, responsable intelligence économique d’une société de sûreté luxembourgeoise et chef de mission contre-ingérence à l’IH2EF. Il est diplômé d’un Master Intelligence Économique et Communication Stratégique ainsi que d’un diplôme universitaire (DU) de Sécurité Intérieure. Il enseigne à l’Institut d'administration des entreprises (IAE) de Poitiers, à l’Institut universitaire de technologie (IUT) de Tours et à l’unité de formation et de recherche (UFR) Arts, Lettres et Langues de Nancy. Il a publié "Le Renseignement humain à l’ère numérique" en 2018 chez VA Éditions.
Mots-clés :
- Manuel scolaire : "ensemble des matériels pédagogiques auxquels l'enseignant et les apprenants ont recours lors du processus d'enseignement/apprentissage" (Hussain Bilhaj, docteur en sciences du langage).1
- Diplomatie éducative : ensemble des activités internationales menées dans le domaine particulier de l'éducation.
- Influence culturelle ou Soft Power : capacité d'un État à influencer et à orienter les relations internationales en sa faveur par une stratégie d'influence, d'attractivité et non par l'emploi de la menace ou de la force.
L'intérêt pour la Corée du Sud augmente de jour en jour. Si une perception erronée s'établit parmi les jeunes à travers le monde, il sera très difficile de la corriger.
Présentation du Bureau des Relations Internationales (BRI) de l'académie des études Coréennes
L'Académie des Études Coréennes (한국학중앙연구원) est un institut de recherche et d'enseignement dont le but est d'établir des recherches approfondies sur la culture de ce pays. Elle a vocation à "fournir les connaissances nécessaires en matière d’histoire et culture coréennes au monde entier".
Elle a été créée le 22 juin 1978 par le ministère de l'Éducation et des Sciences et Technologies (교육과학기술부) et se consacre à l'interprétation et à l'analyse de la culture coréenne traditionnelle, à la définition de l'identité académique des études.2
Au sein de cette académie a été créé en 2003 un Bureau des Relations Internationales (BRI)3. Il mène des stratégies conséquentes et subtiles pour influencer la perception mondiale concernant la Corée du Sud. Ces efforts se manifestent à travers deux programmes principaux, illustrant une diplomatie éducative méthodique et ciblée :
- le premier est un programme de "Subventions Internationales pour les Études Coréennes" incluant des subventions pour les études coréennes à l’étranger, des bourses d’études pour accueillir des chercheurs étrangers, un programme d’été pour accueillir des étudiants internationaux, un congrès mondial, des séries de conférences internationales à destination des leaders d’opinions étrangers et enfin des échanges académiques internationaux ;
- le second programme est principalement axé sur les manuels scolaires. C’est celui sur lequel nous allons nous arrêter dans le cadre de cet article.
Le Programme "Pour une meilleure compréhension de la Corée du Sud"
Il consiste à s’assurer que les descriptions de la culture et de l’Histoire de la Corée du Sud soient "correctes" et "positives" et il a pour objectif "d'accroître la valeur de la marque nationale du pays"4. Cela se fait à travers l’analyse de livres scolaires, de séminaires, d’invitations d’experts en livres scolaires, d’activités d’amélioration des programmes, de programmes de coopération mutuelle en matière d’éducation, de productions de contenus pédagogiques et de visites à l’étranger avec les acteurs de la conception et de l’édition des livres scolaires.
En 2003, le BRI avait rassemblé 3 500 manuels scolaires venant du monde entier afin de faire l’analyse systématique du contenu lié à la Corée du Sud, des tendances narratives et de l'image du pays qui y est projetée, ou non. Cela pour "s’assurer que ces manuels, qui sont la base de l’enseignement scolaire, délivrent des descriptions de la Corée du Sud qui promeuvent la compréhension mutuelle et des relations amicales"5.
En décembre 2023, le BRI annonçait posséder 17 507 manuels étrangers et livres provenant de 147 pays6, auxquels il faut ajouter 5 000 documents qui comprennent des rapports de recherche sur les livres scolaires et les législations nationales en matière d’éducation.
Pour gérer ce fonds documentaire, le BRI a créé le Centre International de Ressources en Manuels Scolaires (국제교과서자료관). Il est ouvert aux chercheurs et au public.
Photographies du fond du Centre international de ressources en manuels scolaires7
Voici un aperçu de la trentaine de manuels d'histoire-géographie français acquis par le centre en 2023
Quelques-uns des 30 manuels d'histoire-géographie français acquis en 20238
Cette ressource documentaire et ces moyens alloués (budget, chercheurs, etc.) peuvent servir à faire de la veille documentaire pour améliorer les propres programmes scolaires et les pratiques pédagogiques de la Corée du Sud.
Par exemple, ici un article de recherche qui suggère des orientations pour le développement et l'amélioration des manuels de mathématiques coréens en examinant les caractéristiques des manuels allemands :
Capture du titre de l'article de recherche9
Pour autant, cet emploi de la ressource documentaire à des fins d'amélioration est un plus. Il s'agit ici essentiellement d'un sujet d'influence.
Le manuel scolaire, outil pour façonner les récits et les esprits
Corriger les récits
Cette analyse systématique des ouvrages vise principalement à identifier des erreurs pour ensuite engager des actions, notamment diplomatiques, afin de les faire corriger et ainsi améliorer l’image du pays.
De 2017 à 2023, l'Académie des études coréennes a ainsi fait 2 283 demandes de correction dans 2 248 manuels étrangers analysés10. Beaucoup de ces erreurs sont grossières et les demandes de corrections sont légitimes.
On peut, par exemple, lire dans un manuel paraguayen, que la Corée du Sud et le Japon étaient des anciennes colonies du Portugal. Certains manuels scolaires épuisés en Italie contenaient des passages comme "la Corée du Sud a le potentiel de produire des armes nucléaires comme la Libye et l'Irak et est dirigée par des militaires". Un manuel australien présentait le Taekwondo comme un art martial emprunté aux chinois11, il présentait également le vêtement traditionnel "hanbok" comme porté par les enfants et les artistes professionnels alors qu’il est porté par toutes et tous lors d’occasions particulières comme les mariages.
Orienter les perceptions
Certaines demandes vont plus loin que la simple correction d’erreurs grossières et montrent une posture très offensive sur des questions qui ont des implications géopolitiques importantes.
L’exemple le plus emblématique, motif d’une grande friction diplomatique entre la Corée du Sud et le Japon est l’appellation "mer du Japon" sur les cartes. Dans la majorité des pays, la désignation usuelle est "mer du Japon", et ce depuis au moins 1787. Retenu par l’Organisation hydrographique internationale, le nom de "mer du Japon", est devenu officiel en 1928.12
La Corée du Sud réfute très durement cette appellation et, grâce à son dispositif, arrive à placer dans de nombreux manuels scolaires l’appellation "mer de l’Est".
Un manuel scolaire états unien qui indique la mer de l'Est et la mer du Japon
[photo d'archives Yonhap News]13
Faire découvrir la Corée du Sud
L’analyse des manuels scolaires ne cherche pas que les "erreurs" à propos de la Corée du Sud, elle porte également attention aux manuels qui ne mentionnent pas le pays.
Voici ce que dit Jeong Seon-woo, chercheur à l'Académie des études coréennes à ce sujet : "En plus de corriger les erreurs, nous avons également l’objectif d’étendre le contenu sur la Corée du Sud. Depuis 2017, nous avons un accord avec le Conseil National de la Recherche et de la Formation Pédagogiques de l'Inde. Par le passé, presque aucune information sur la Corée du Sud ne pouvait être trouvée dans les manuels scolaires indiens. Cependant, ils sont étudiés par environ 100 millions d'élèves. Ils incluent désormais du contenu sur la Corée du Sud […] C'est vraiment une belle réussite !"14
Un autre exemple, en 2020, avec des contes populaires, tels que Sunim et Moon, qui ont été inclus dans les manuels scolaires guatémaltèques.15
Page d'un manuel scolaire guatémaltèque
Jeong Seon-woo soulève un autre aspect de cette volonté de combler la méconnaissance du pays en disant qu’ils arrivent désormais à inclure, non plus seulement du contenu historique et culturel mais aussi les atouts économiques et technologiques du pays.
Un exemple ci-dessous avec des illustrations utilisées dans un manuel néerlandais sur l’importance de l’industrie de la pêche ainsi que sur l’industrialisation réussie du pays depuis les années 1960.
ⓒ외교부16
Impacts de cette politique et conclusion
Si nous avons vu des réussites comme la conquête de cent millions de jeunes cerveaux indiens grâce à une action diplomatique, les critiques régulières de la part de personnalités politiques montrent que les exigences sont fortes.
Ainsi, en 2019, le député du Parti démocrate Lee Yong-seon avançait que, bien que des milliers d’erreurs soient détectées, le nombre de corrections effectives est inférieur à la moitié (43,5 % de cas corrigés sur 992 cas analysés). Cela signifie, selon lui, que de plus amples efforts diplomatiques sont nécessaires.17
Le processus de correction va au-delà de la simple édition de textes. Il engage des dialogues, parfois complexes, entre l’académie et les éditeurs, les ministères de l'Éducation et les institutions académiques de très nombreux autres pays. Cela illustre comment l'éducation peut servir de pont dans la diplomatie culturelle. Elle sert non seulement de vecteur de transmission culturelle mais aussi de levier stratégique dans les relations internationales.
Ces efforts stimulent également une réflexion plus large sur l'exactitude et l'intégrité des contenus éducatifs internationaux. En établissant des normes élevées sur la précision des informations et en engageant des dialogues avec des institutions étrangères, la Corée du Sud contribue à l’amélioration générale des standards éducatifs mondiaux. Cette initiative promeut une meilleure compréhension internationale, indispensable dans un monde de plus en plus interconnecté où les jeunes doivent être équipés pour naviguer et apprécier une diversité de perspectives.
Pour autant, il ne s’agirait pas de s’arrêter à cette présentation d’une action qui semble globalement vertueuse. C'est une politique volontariste et offensive, elle peut engager des demandes de corrections ou d’ajouts qui jouent avec les limites de ce qui est acceptable voire les transgressent. En effet, il existe une zone grise entre la défense ou la promotion d’intérêts et la propagande. Nos institutions et nos éditeurs doivent en être conscients afin de bénéficier de cette volonté de dialogue, qui nous permet de promouvoir nos propres intérêts, tout en étant attentifs et prêts à fixer des limites afin de gouverner les échanges au mieux.
Cet article est extrait du dossier Intelligence économique.
Notes